" Palais communal de Sienne, Mairie de Puteaux, deux fresques politiques qui se font signes "
un essai de Roger-François Gauthier
Louis Bouquet "Histoire de la Ville de Puteaux" 1934, buon fresco, Hôtel de Ville de Puteaux, France
Roger-François Gauthier, universitaire et fresquiste, membre du collectif Pari(s) Affresco est un expert international en matière d’éducation, il s’intéresse à la fresque comme moyen de représentation de la cité et d'interactions avec elle.
"Deux œuvres, deux fresques, que six siècles séparent :
• à Sienne (Toscane), au Palazzo Pubblico, en 1339, la fresque bien connue dite "Allegoria ed Effetti del Buono e Cattivo Governo" ("Allégorie et Effets du Bon et du Mauvais Gouvernement"), par Ambrogio Lorenzetti.
• à Puteaux (Ile de France), à l’ Hôtel de Ville, en 1934, une fresque représentant l’ "Histoire de la Ville de Puteaux", par Louis Bouquet.
Regardons-les ensemble.
Des ressemblances sautent aux yeux : un même lieu, un palais communal, dont les murs proposent ou imposent donc une vision à tous, élus comme citoyens ordinaires. Une inspiration et des motifs dont la similitude est frappante : une ville, avec de nombreuses architectures, mais avec aussi de nombreux pans de campagne et de vie rurale intégrés au motif. Selon les cas bergers menant troupeaux, moutons paissant, chevaux ou ânes de trait, vignerons, horticulteurs, chasseurs ou lavandières. Des gens, des personnages, à la ville comme à la campagne, tous anonymes, en assez grand nombre, avec une expression allant selon les cas d’un air plutôt affairé à l’expression de la joie collective. Dans les deux cas, le spectateur est invité à méditer à partir d’une vision d’un bonheur collectif, dans un cadre étonnamment "égalitaire", en ce que n’apparaît aucune figure de chef, ni de guide.
Ambrogio Lorenzetti "Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement" 1338-1339, fresques, Palazzo Publico, Sienne, Italie
Rappelons toutefois, sans vouloir reprendre ici la description et les nombreuses interprétations de la fresque toscane, que récapitule Patrick Boucheron dans "Conjurer la peur, Sienne, 1338, Essai sur la force politique des images" (Seuil, 2013), que l’œuvre de Lorenzetti est en deux fois deux parties, sur des parois qui se font vis-à-vis, deux parties d’allégorie du Bien ou du Mal, avec les personnages symboliques chargés d’exprimer cela, et deux parties d’illustration des "Effets du Mauvais ou du Bon Gouvernement".
Pour mettre en regard les deux œuvres, Sienne et Puteaux, nous nous limiterons, pour ce qui concerne l’œuvre siennoise, à la seule partie présentant les "Effets du Bon Gouvernement", qui fait directement écho à l’œuvre de Puteaux, laissant de côté les panneaux allégoriques ainsi que le "Mauvais Gouvernement". Le seul élément qui s’opposerait à cette mise en vis-à-vis schématique serait l’allégorie, au demeurant assez pauvre, si on la compare à la densité de la production allégorique siennoise, de la Ville de Puteaux lisant son histoire sur le grand livre du temps, au centre et au premier plan du motif.
Mais regardons mieux : si les deux fresques font de la politique, au niveau communal, si les deux fresques sont préoccupées de donner à rêver un état de la cité, si les deux fresques entendent traiter à leur façon le rapport entre ville et campagne, donnent-elles la même illustration des bienfaits d’une économie et d’une vie équilibrée entre campagne édénique et ville policée et moderne ?
On va voir qu’il n’en est rien, et que les deux fresques à la fois convergent et se distinguent, dans leur vision politique de la vie et de la ville. Dans des contextes politiques et idéologiques bien sûr très éloignés.
Louis Bouquet "Histoire de la Ville de Puteaux" 1934, buon fresco, détail
Relation Ville-Campagne : la fresque de Sienne nous montre les deux territoires, urbain et rural, avec une ville très resserrée entre des remparts crénelés, et un espace rural paisible et prospère rejoignant l’horizon. Entre les deux territoires, le spectateur est surtout témoin d’interactions, des entrées et des sorties de marchands, de maraîchers et de paysans. Lorenzetti montre surtout une relation entre une ville et son contado, soit la campagne environnante chargée de la ravitailler.
La fresque de Puteaux est plus énigmatique : elle juxtapose en effet des architectures vides de personnages (sauf en deux exceptions sur lesquelles nous reviendrons) et des personnages se rattachant au monde rural, mais s’adonnant plutôt hors la ville aux joies ou aux travaux de la campagne, fauchage du blé, vendanges, foulage du raisin, vigneronnes grisées, arrosage du potager, coupe de roses ornementales, battage du linge à la rivière, bucheronnage, ou garde de troupeaux, elle-même fournissant prétexte à écouter un accordéonneux ou à engager flirts et danses. Même danse, même ronde que chez Lorenzetti d’ailleurs, plus expressément mixte chez Bouquet, mais c’est dans les prés qu’on danse en 1934, alors qu’on dansait en ville six siècles plus tôt. Pourquoi ?
"alors qu’on dansait en ville six siècles plus tôt"
Ambrogio Lorenzetti "Effets du bon gouvernement dans la ville"
in "Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement", 1338-1339, fresques, Palazzo Publico, Sienne, Italie
Revenons sur les architectures : complexes, enchevêtrées dans les deux cas, avec des perspectives discutables, et l’impression d’une recherche d’accumulation architecturale, comme dans un diorama, avec une prédilection pour les tons de brique. Mais aussi des constructions haut lancées : tours des fameuses casetorri caractéristiques des villes toscanes au Moyen-Age dans un cas, à effet de défense aussi bien que de prestige, et… cheminées des usines dans le cas de Puteaux en 1934. Même briques, mêmes élancements vers le ciel, même fierté… Les tons et les formes architecturales sont si proches qu’on aimerait savoir dans quelle mesure Bouquet n’a pas consciemment cité le peintre toscan.
Casetorri et cheminées d’usine, même fonction dans l’image, même sens politique ?
Notons en passant un autre élément de ressemblance qui intrigue au-dessus des siècles : ni à Sienne, ce qui étonne dans l’Italie du XIVème siècle, ni à Puteaux on ne distingue clairement de lieu de culte. On en devine à Sienne (en reconnaissant même certains traits du Duomo), mais de façon discrète et à Puteaux il faut bien chercher pour repérer une abside, parmi les bâtiments du premier groupe. Il s’agit dans les deux cas de philosophie politique laïque.
S’agissant de la composition d’ensemble, on observe dans les deux cas une juxtaposition de scènes, mais chez Lorenzetti ces scènes sont clairement réparties entre celles qui relèvent de la ville, à gauche du panneau et celles qui représentent la vie rurale, à droite. Dans la partie urbaine, Lorenzetti intègre toutes les scènes de vie (marchands, écoliers, paysans venus livrer des denrées, etc.) sous le vaste parapluie des architectures, qui dominent le haut du motif.
On est dans une scène de réalisme urbain, avec une accumulation de détails qui fait penser à une enluminure. La composition de Bouquet tient plus du décor, avec des scènes qui s’entremêlent comme dans un rêve : le haut de la fresque, c’est-à-dire la surface qui correspond toujours aux giornate (les journées qui délimitent le travail que le fresquiste peut mener à bien tant que l’enduit à la chaux, n’étant pas sec, permet de peindre a fresco) par lesquelles le fresquiste commence son travail (pour des motifs techniques, comme ne pas risquer de salir ce qui est déjà peint avec des coulées de peinture), est consacré à la fois à l’évocation rêvée et édénique du passé, agricole, de la ville, mais aussi à ses quartiers hauts, alors que la partie inférieure descend jusqu’à la Seine, où prend place un univers moins enchanteur, fait d’usines, mais aussi de scènes étranges, près du fleuve, avec des personnages peut-être menaçants.
Si la fresque de Lorenzetti nous apparaît comme mettant surtout en relief une relation entre ville et campagne, celle de Bouquet est plus statique, juxtaposant deux mondes, celui de la ville qui en fait est devenu celui des usines et celui de la campagne apparaissant sans doute plus édénique, et traditionnel, qu’au Palazzo Pubblico. Les humains hors campagne se résument à un étrange personnage à costume et chapeau conduisant l’automobile unique, unique produit montré provenant de l’ensemble mystérieux d’usines. Et à des ouvriers qui, sur un chantier séparé des quartiers déjà construits, s’affairent à un bâtiment sans doute public. Sur les architectures d’usines, personne ne travaille, ce qui constitue un décor glacé, éloigné de celui que laissent voir, à Sienne, ces maçons réhaussant un des nombreux toits d’une ville affairée et joyeuse.
Alors ? Au bilan, comment comprendre et comparer les intentions des fresquistes de Toscane et des Hauts-de-Seine qui peignent des choses d’apparence similaire, mais à six siècles de distance et dans des contextes politiques et idéologiques nous l’avons dit si différents ?
A Sienne, il s’agit de faire rêver le spectateur de la fresque à un état politique qui prône la paix et ce modèle économique de l’intégration ville/campagne qui a marqué durablement la civilisation toscane. La ville est au centre, dans ses remparts, mais elle est un lieu d’échange et comme un un poumon des activités du contado. Le bon gouvernement, qui est laïc, garantit cet équilibre. L’image de Sienne donne une leçon de politique relativement cohérente, "montrant" une réalité économique et sociale que la commune essaye de construire. En outre, selon la commande que traite Lorenzetti, il s’agit de faire de la propagande politique pour le seul "bon" gouvernement susceptible de conduire justement à cette paix et à cette économie faite de prospérité et d’un équilibre des échanges : un gouvernement qui se détourne de tout le risque tyrannique ou seigneurial qui pesait alors sur toute les cités toscanes. Ceux qui se succèdent « démocratiquement » au pouvoir à Sienne, et qui justement sortent peu de l’anonymat, sont là pour "Gouverner et défendre la Commune et le Peuple".
Ambrogio Lorenzetti "Effets du bon gouvernement à la campagne"
in "Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement", 1338-1339, fresques, Palazzo Publico, Sienne, Italie
A Puteaux en 1934, la situation est très différente : d’abord à la différence de Sienne, Puteaux n’est pas un Etat indépendant ; une fresque "la" représentant, y compris sous la forme d’une allégorie, triche un peu en faisant comme si la politique, l’économie, le rêve de vivre pouvaient se former à la seule échelle d’une commune de la banlieue parisienne. Il s’agit pourtant aussi de faire rêver, et aussi de projet politique, mais les composantes du rêve sont différentes : le parti au pouvoir à la municipalité est la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), alors que la ville est encore fortement rurale.
S’il faut donc donner de la ville une image qui s'inscrive dans le paysage et l’histoire de l’électorat ouvrier (donc les usines), ne négligeons pas que Puteaux a encore sur ses hauteurs un assez grand nombre d’agriculteurs qu’il ne faut pas désespérer à l’occasion du développement inéluctable de l’industrie et de la ville. Simplement, cette ville n’est elle-même qu’un élément de l’ensemble parisien qui impose sa loi et son expansion. La municipalité, passant commande, demande aussi à l’art de la fresque de représenter, de faire voir et aussi de proposer à la population un rêve de vie.
Simplement le message est politiquement moins clair que celui de Sienne : on se contente de vanter la juxtaposition de la population rurale, donnant l’idée des plaisirs de la vie, et des usines, où on ne voit personne, que des cheminées lancées vers le ciel. Les questions fusent : où ces ouvriers vont-ils habiter ? Qu’est-ce qui justifie la liesse des paysans, alors que les architectures urbaines ne semblent pas leur laisser de place ? Peut-on écrire l’histoire de Puteaux, alors qu’une telle ville est peu ou prou absorbée dans l’agglomération parisienne ? En 2020, cette image rêvée de Puteaux en 1934 a-t-elle quelque réalité ?
Louis Bouquet "Histoire de la Ville de Puteaux" 1934, buon fresco, détail
Dans les deux cas, une municipalité, mais à Sienne en fait un Etat indépendant, se préoccupait de l’avenir d’une communauté en pleine évolution. Et voulait donner aux citoyens à rêver un état de développement et de relations entre ses membres et entre ses membres et l’extérieur. Puteaux a une position ambigüe, avec une fresque qui à la fois donne l’idée de lendemains industriels qui chantent d’une façon assez proche de ce qui se peignait en URSS au même moment, et qui veut rassurer les petites paysans propriétaires exploitants des hauteurs de l’agglomération. Sienne présente sans doute un modèle plus "jouable", et qui fut joué. Ce qui est intéressant c’est de voir que dans les deux cas, le peintre a été mis en demeure de se faire penseur politique pour inviter concrètement le spectateur à imaginer le destin collectif. Dans les deux cas les autorités ont considéré que par sa capacité d’occupation spatiale, par son inscription monumentale pérenne, par l’expressivité de ses motifs et la variété de ses moyens, par son ambition même la fresque était le médium qui servirait le mieux la pensée politique qu’il était question de nourrir.
Qui imaginerait que les motifs d’une fresque à visée politique sont facilement sommaires, au risque d’être redondants, en mettant toujours en avant les mêmes idées plus ou moins généreuses serait dans l’erreur : les motifs imaginés pour donner envie de vivre à Puteaux ou à Sienne par l’intermédiaire d’une fresque proposent certes des questions en partie communes, mais des réponses largement hétérogènes. Sienne va d’ailleurs plus loin dans la didactique en opposant à celle que nous avons regardée la fresque des "Effets du Mauvais Gouvernement", et de la guerre, et quand le prédicateur Bernardin de Sienne s’exprime à son sujet en 1425 il rappelle bien que s’il "dirige [ses] yeux vers l’autre peinture,[il]ne voi[t] ni négoce ni danse, mais seulement des hommes affligeant d’autres hommes, les maisons ne sont pas restaurées mais démolies et soumises aux flammes, les champs ne sont plus labourés". Il ne fallut pas plus de 5 ans pour que le visage de la guerre s’imposât à son tour à la France après 1934 : peut-être la peinture édénique de Puteaux était-elle, rapportée à celle qui, à Sienne, lui fait signe de loin, quelque peu trop euphorique ?"
Roger-François Gauthier, 2019
Pari(s) Affresco et Roger-François Gauthier remercient la Ville de Puteaux
Ambrogio Lorenzetti "Allégorie du Bon Gouvernement"
in "Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement", 1338-1339, fresques, Palazzo Publico, Sienne, Italie
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