" Les Salons du Palais de la Porte Dorée :
Danser avec le mur ou en souligner sa surface, deux tendances esthétiques au début du XXème siècle "
un essai d'Isabelle Bonzom
Entrée du Salon du Maréchal Lyautey, peint par Ivanna et André Lemaître
Analyse plastique, technique et esthétique d’Isabelle Bonzom, artiste, fresquiste et historienne de l’art, auteure du livre "La fresque, art et technique" (Editions Eyrolles), fondatrice de l’association loi 1901 Pari(s) Affresco. Isabelle Bonzom est membre de la Maison des Artistes, de l'ADAGP, de l'ICOM, de l'INMA et de la Collège Art Association.
"Les deux Salons du Palais de la Porte Dorée présentent différents moyens plastiques pour "animer" la surface verticale des hautes parois de béton de l'architecture d'Albert Laprade.
Vues de l’extérieur, venant du hall d’entrée du Palais de la Porte Dorée, les peintures à fresque d’André et Ivanna Lemaître paraissent assez évanescentes. L’angle de vue de la porte d’entrée donne une impression colorée acidulée et incite à penser que la composition souple de ces peintures murales pourrait manquer de structure. C’est peut-être ces caractéristiques qui influencèrent les critiques à l’époque de leur création et de l’inauguration du Palais de la Porte Dorée en 1931. En effet, dès l’inauguration, les autorités, notamment l’architecte du bâtiment Albert Laprade, furent mitigées dans leur appréciation des fresques des Lemaître. Il faut dire qu’à la fin des années 1920 et au cours des années 1930, dans le domaine de la peinture monumentale, le goût se portait sur des compositions charpentées, géométriques, linéaires et dessinées. Ce qu’avaient produit les Lemaître ne correspondait pas aux codes de l’époque pour un bâtiment art déco, où ligne et structure sont rois.
Une fois à l’intérieur du salon ovale et cylindrique, le visiteur est pourtant rapidement entraîné par ces images chamarrées et ondoyantes qui ornent les parois hautes et imposantes du salon.
Par quels moyens les Lemaître parviennent-ils à nous faire "entrer" dans leur peinture?
Fresque des Lemaître, passages d’un pan à l’autre par des obliques et des dégradés de tons ; couleurs contrastées, particulièrement au niveau de la carnation
Le salon est composé de grands pans de mur divisés par plusieurs ouvertures (hautes portes et baies vitrées), mais Ivanna et André Lemaître passent outre ces séparations et font courir d’un pan à l’autre les scènes et les lignes directrices. En effet, de nombreuses arabesques rythment les parois verticales. Des lignes de force passent d’une scène à l’autre, les reliant ainsi. Ce sont essentiellement des diagonales et des courbes qui se croisent ou s’opposent. Des obliques traversent de haut en bas les parois et font onduler la composition générale.
L'ensemble des fresques présente une gamme chromatique étendue et chaude. De grandes nappes ocres jaune-orangé baignent les parois. Les fresquistes jouent des contrastes de valeurs et de couleurs, ils opposent les clairs aux foncés sans jamais saturer l'enduit et ponctuent ces grandes plages jaune orangé de zones bleu violacé.
La touche est très variée, elle est généralement ample, parfois tachetée. Peu de purs aplats. Les peintres créent plutôt des fondus, usent de passages, mais n’oublient pas de dessiner certaines lignes délicates pour les traits des visages et de préciser les expressions et les émotions.
Les personnages, majestueux et charnels, sont en action, souvent en torsion, rarement en position frontale face au spectateur, ce qui renforce la composition générale tourbillonnante.
Au moins 25% de l’enduit de chaux est à nu. Par ailleurs, il est laissé visible à 85% par transparences à travers les couches picturales fines. La peinture est, en effet, translucide, comme à l’aquarelle. Il y a peu de superpositions de couches picturales et quasiment pas de badigeons de chaux colorés, donc très peu d’opacités. Les Lemaître mettent en valeur la luminosité de l’enduit de chaux aérienne et la puissance colorée de la peinture à fresque. Ils exercent avec succès et sensibilité le buon fresco, l’art de peindre sur enduit frais composé de chaux aérienne.
La vibration de la touche, la gamme colorée et la présence de l’enduit de chaux aérienne confèrent un rendu nacré à l’ensemble de la fresque et une sensation de légèreté et de clarté.
Jeux de transparences de couleurs sur l'enduit de chaux laissé souvent à nu, détail de la fresque d'Ivanna et André Lemaître
Les gestes des peintres sont larges, la touche visible, les outils laissent des traces sur l’enduit brut et granuleux. Les raccords d’une giornata ( terme technique de la fresque désignant une séance de peinture sur enduit frais en une journée de travail) à l’autre sont visibles, parfois grossiers, mais solides.
Cette façon de peindre à fresque, dépouillée et relativement simple, cette manière de composer l’ensemble par amples ondulations, ainsi que la gamme chromatique engendrent une vibration générale et un fort dynamisme.
Le style enlevé, pictural et coloriste d’Ivanna et André Lemaître casse la monotonie des hautes parois de béton et abolit la verticalité du mur.
L’ensemble donne la sensation de creuser le mur, de l’accidenter comme s’il s’agissait d’un lieu naturel, sans, pour autant, que la démarche relève de l’illusionnisme ou du trompe-l’œil. Au delà de la représentation, l’espace pictural suggère parfois une grotte, une coquille, un voile, une vague ou une nuée.
Tout concourt à animer la surface, voire à l’annuler. Le spectateur se sent enveloppé et peut facilement se sentir embarqué dans la danse picturale, quitte à avoir une sensation de tournis et de perte des repères.
Un rapport intense est créé entre la façon d’appréhender la paroi de l’architecture, l’art de la fresque et la narration. L’iconographie évoquant la sagesse et les croyances orientales, où se mêlent sensualité, énergies telluriques et sacré, est intimement liée au style et à la technique pratiqués par Ivanna et André Lemaître. Tout est organique et vivant.
Dans le Salon Paul Reynaud avec la fresque de Louis Bouquet
Contrairement aux peintures du Salon du Maréchal Lyautey, cet ensemble peint à fresque par Louis Bouquet est plus conforme à l’esthétique en vogue à l’inauguration du bâtiment. Louis Bouquet peint "structuré". L’ensemble paraît hiératique et noble. Une abondance de scènes et de corps orne les parois, mais le fresquiste les a ordonnés dans une composition générale complexe et serrée.
Sa touche est dessinée et linéaire. Il applique la peinture par aplats sobres (sans trace de pinceau) et par des lignes hachurées affirmées, presque systématiques. Ces traits zébrés sont souvent placés dans le sens vertical, ce qui souligne la verticalité des parois du grand cylindre ovale de ce salon.
Les hachures renforcent également la géométrisation des objets et des corps représentés. Les formes sont allongées et les figures élégantes et longilignes. Ces élongations accentuent aussi la verticalité de l’architecture. L’ensemble de la fresque est traité à travers une trame géométrique où l’arabesque est présente, mais stylisée.
Louis Bouquet peint en camaïeux ou monochromes. Il traite souvent en grisailles les corps, les bâtiments et les choses. La peinture est appliquée en lavis. La gamme chromatique est réduite à des terres, associées ton sur ton, ce qui engendre une palette générale plutôt sourde. Du coup, les silhouettes paraissent sculpturales. Quelques couleurs plus vives restent limitées à la représentation d’une étoffe ou d’un objet. Bouquet sépare souvent les couleurs, par conséquent, il y a peu de passages ou d’effusions.
Hachures à vif et enduit à nu, détail de la fresque de Louis Bouquet
L’enduit de chaux est en réserve à 30 % et visible par transparences de tons à 70%. Le grain de l’enduit est visible, moyen et homogène. Même si le résultat général dégage un sentiment de sobriété et de maîtrise, les raccords d’une giornata à l’autre sont souvent visibles.
L’exubérance arrive par la ligne et la complexité de la composition : Louis Bouquet accumule et imbrique les plans et les scènes, comme s’il les tissait entre eux. La stylisation des traits, les hachures, la géométrisation et la gamme colorée renforcent cette sensation de tissage. Le fresquiste flirte avec un autre art mural, la tapisserie.
En effet, l’espace des scènes semble être basculé à la verticale, les personnages sont plus superposés dans la hauteur de la paroi qu’inscrits dans une profondeur fictive. Les attitudes et positions sont souvent frontales, face au spectateur. Les personnages sont dignes et imposants. La sobriété de la touche fait écho à une certaine neutralité des expressions et à l’aspect sculptural des corps.
L’importance donnée à la stylisation, à la géométrisation et aux imbrications de scènes intensifie la verticalité des murs et de l’architecture. L’œuvre de Louis Bouquet est en accord total avec l’architecture d’Albert Laprade et avec la façade ornée des bas-reliefs d’Alfred Janniot.
Vue du Salon Paul Reynaud peint à fresque par Louis Bouquet
Structurer l'espace ou le dilater
Pour les deux salons, les enduits sont granuleux et le rendu mat, ce qui constituait deux des principales particularités des fresques françaises en ce début du XXème siècle.
Aucune des œuvres des salons n’est construite par bandes horizontales ou pontate. Les auteurs ont trouvé d’autres moyens pour éviter ce système traditionnel de narration.
Ivanna et Abdré Lemaître ont organisé les différentes scènes entre elles à travers une trame sous-jacente irrégulière composée de diagonales et de courbes qui se croisent ou s’opposent. Leur spécificité passe par l’affirmation de la présence de l’enduit, de la gestuelle de la touche variée, ainsi que par l’affirmation de la composition colorée et la présence de traces d’outils ( truelles, taloches, pinceaux, etc.). Tout va dans le sens d'un style brut, flamboyant et sensuel.
En revanche, les enduits de Bouquet sont plus réguliers, sa façon de peindre est plus homogène et plus neutre, sa touche plus systématique. Son langage pictural plus codé, plus typé et s’inscrit totalement dans l’esprit art déco. C’est une alliance entre classicisme et cubisme, teintée de références à Piero della Francesca et Uccello. Une régularité que l’on retrouve dans sa fresque à l’Hôtel de Ville de Puteaux.
Les deux œuvres des Salons du Palais de la Porte Dorée montrent une certaine simplicité d’exécution, par exemple, peu de superpositions et pas de variantes entre transparences et opacités. Cela est non seulement dû à l’enseignement de Paul Baudoüin, leur professeur et l’initiateur du renouveau du buon fresco en France au tout début du XXème siècle, mais aussi aux conditions de travail sur le chantier très encadrées par les contraintes techniques et une durée de réalisation restreinte.
Les deux fresques présentent deux optiques opposées dans le domaine de l'art mural : renforcer la verticalité de la paroi ou creuser, plier, assouplir la surface. Les deux équipes de fresquistes ont choisi entre structurer l'espace ou le dilater. Au Palais de la Porte Dorée, deux tendances stylistiques opposées se font face et représentent l’apogée de l’art de la fresque tel que pratiqué en France au début du XXème siècle."
Isabelle Bonzom, 2019
Pari(s) Affresco et Isabelle Bonzom remercient le Palais de la Porte Dorée
Fresque d’Ivanna et André Lemaître, composition en courbes et contre-courbes, croisements de diagonales et débordements
d’un pan à l’autre, légèreté des tons, sensualité de la gamme chromatique
Photos©Isabelle Bonzom/ADAGP
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